« C’était par une belle journée d’avril (le 17) en plein printemps. Comme sur commande, un soleil resplendissant éclairait la région, et pour compléter tous les atouts un vent très fort et régulier sévissait. Sans savoir où nous allions opérer - notre lieutenant n’était pas communicatif avec ses hommes - nous voici guidés avec tout notre matériel jusqu’au plateau de Villey-Saint-Étienne. Sitôt arrivés, des dispositions rapides sont prises pour manœuvrer. Un train de cinq appareils est envoyé aux caprices du vent ; puis, coup sur coup, un appareil remorqueur et enfin, suspension et nacelle, que le lieutenant me fait occuper immédiatement.
À ce moment, ce qui surprit toute l’équipe, fut de voir Chollet me prendre l’appareil photo des mains et reculer pour prendre une vue d’ensemble de la manœuvre. Après avoir pris deux clichés, il me repassa l’appareil (un 13x18 avec magasin de douze plaques) avec mission d’opérer des prises de vues de tous côtés. Bien entendu, j’étais étonné moi aussi, mais ravi de tous ces préparatifs sans bien comprendre.
Le lieutenant ordonna alors de larguer le tout ; et me voici bientôt dominant tout le site qui était splendide ! Sous ce soleil éclatant, je croyais vivre un rêve. La montée se faisait régulière ; je maintenais l’appareil remorqueur braqué dans le vent à l’aide du palan de commande. Et c’était plaisir d’entendre le bruit des galets roulant sur le câble en se mêlant aux bruits du remorqueur et de la flamme aux trois couleurs. Le vent m’emporta rapidement loin du treuil et du sol… Le paysage fuyait sous moi ; tout se rapetissait. Je découvrais entièrement le fond de la vallée, la Moselle avec toutes ses courbes, et à perte de vue les coteaux, les forêts et tout ce qu’elles cachaient : les ouvrages militaires surtout, les forts qu’elles dissimulaient - et c’était cela qui était important et qui démontrait l’utilité de ce moyen d’observation. Mes regards portaient jusqu’à Liverdun et, si je n’avais pas été gêné par une ligne montagneuse, j’aurais pu découvrir Nancy. J’apercevais au loin, vers un autre côté, Toul et son imposante cathédrale, ainsi que toutes les défenses qui l’environnaient. Plus près, sous moi, quelques villages, dont Villey-Saint-Étienne.
Départ et vue panoramique sur la vallée de la Moselle, lors du record.
« Et les galets bruissaient toujours.... J’aimais cette course aérienne en plein vent et j’en jouissais avec délice. J’aurais voulu poursuivre plus haut, toujours plus haut, atteindre ce train porteur qui me dominait encore là-haut et paraissait insaisissable. Je subissais tout le charme du planement aérien, absolument conquis. J’étais pleinement heureux ! Certes, je n’en étais pas à mon premier vol en cerf-volant, mais il ne m’avait jamais été donné de faire une si brillante ascension, aussi régulière, aussi rapide et à une telle hauteur. Je m’en rendais pleinement compte. J’étais tellement à mon rêve, j’éprouvais une telle sensation de bonheur que je ne pensais même pas à me pencher pour tenter de voir ce que marquait le baromètre enregistreur qui était fixé en dehors de la nacelle.
Tout à coup, je sentis une secousse, puis je n’entendis plus que le vent qui me donnait l’impression de me fouetter plus violemment. Au-dessus de ma tête les galets étaient immobilisés, bien que les mâchoires restassent ouvertes... Je compris alors que notre officier me jugeant assez haut avait fait bloquer le câble de nacelle en bas, et cette manœuvre me rappelait en même temps à la réalité car, à cet instant précis, je me souvins de ma mission, et je me mis alors en devoir d’opérer toutes les prises de vues possibles autour de moi ; ce qui n’était pas toujours facile. La nacelle se trouvait continuellement ballotée sous l’effet du vent et parfois même violemment secouée en subissant l’action de différents courants qui n’étaient pas forcément les mêmes que ceux dans lesquels évoluait le train porteur ; de sorte que le panier qui m’emportait faisait quelquefois des embardées et se trouvait déporté dans de véritables bonds. J’étais obligé d’enlacer de mes bras les suspentes de nacelle pour ne pas être “vidé”, car j’avais l’appareil photo (lequel était assez lourd) suspendu dans le vide à bout de bras ; mes mains n’étaient par conséquent pas libres et je devais attendre la seconde précise d’accalmie qui me permît d’appuyer sur le bouton. Tant bien que mal je réussis à employer tout le magasin. » — Félix Peaucou
Bientôt j’entendis de nouveau le bruit des galets, mais ceux-ci ne tournaient plus dans le même sens et je me rendis compte aussitôt que le lieutenant me faisait ramener à terre. Mon beau vol allait prendre fin, et je goûtais une dernière fois, en redescendant, l’exquise sensation de cette promenade aérienne.
En arrivant au sol, je vis des figures rayonnantes. Mon ami Donzella sauta sur le baromètre et clama : “650 mètres ! C’est le record français de hauteur en cerf-volant ! Tu as battu le record, mon vieux Peaucou !” Cependant j’avais sauté de la nacelle et j’essayais de me tenir d’aplomb sur le sol ; il me semblait que je marchais sur du coton et que j’étais ivre... J’étais, paraît-il, très pâle. L’ascension avait duré environ quarante-cinq minutes, temps pendant lequel je n’avais cessé d’être balancé ou secoué en tous sens et ce roulis-tengage ressemblant au mouvement des bateaux m’avait un peu porté au cœur. J’étais tout de même enchanté de mon ascension et ne désirais que remettre cela ! […]
À l’époque, l’altitude atteinte - fantastique pour des cerfs-volants - et les conditions dans lesquelles les ascensions étaient exécutées, causèrent une impression profonde aux rares assistants qui en furent témoins. Qu’on se figure, en effet, cet étroit panier, arrivant à peine à la ceinture et pendu à un filin d’acier à peine gros comme un crayon de calepin. Qu’on se l’imagine à un hauteur dépassant plus de deux fois la Tour Eiffel ... On ne s’en rendait guère compte dans la nacelle, mais c’était d’en bas que l’effet était impressionnant, lorsque celle-ci n’apparaissait plus que comme un point minuscule perdu dans le ciel avec les points blancs des cerfs-volants encore plus hauts.
En conclusion, j’eus la joie de constater l’heureux résultat obtenu de mes prises de vue. Malgré l’instabilité de ma position là-haut ce fut une parfaite réussite et j’en fus félicité. »